Le Lien des cellules de prière
212 | Janvier 2000Les dirigeants chrétiens face à l’avenir
Lorsque je suis venu vivre dans une maison pour personnes mentalement handicapées, la première chose qui m’a frappé, c’est que le fait d’être aimé ou non n’avait absolument rien à voir avec toutes les choses utiles que j’avais faites auparavant. Comme aucun des pensionnaires ne pouvait lire mes livres, ils ne pouvaient pas être impressionnés par mes écrits. En outre, puisque la plupart d’entre eux n’avaient jamais fréquenté une école, mes vingt ans passés dans différentes universités ne représentaient absolument rien pour eux. Mon expérience œcuménique considérable avait encore moins d’importance.
Je vous dis cela parce que je suis profondément convaincu que le dirigeant chrétien de l’avenir sera appelé à être totalement "déphasé" et à se tenir au milieu du monde en n’ayant rien d’autre à offrir que lui-même dans sa vulnérabilité. C’est ainsi que Jésus est venu révéler l’amour de Dieu. Le grand message que nous avons à répandre comme ministres de la Parole de Dieu et disciples de Jésus, c’est que Dieu nous aime non à cause de tout ce que nous accomplissons, mais parce qu’il nous a créés et rachetés par amour; il nous a choisis pour proclamer cet amour, vraie source de toute vie humaine.
Dans un monde qui se sécularise fortement, les dirigeants chrétiens ont de la peine à trouver leur place et se sentent donc de plus en plus marginalisés. Beaucoup se demandent s’ils doivent rester dans le ministère. Souvent, ils le quittent, développent de nouvelles compétences, et rejoignent leurs contemporains qui tentent d’apporter une contribution efficace pour rendre le monde meilleur.
Pourtant il y a une réalité toute différente à mettre en évidence. Les performances de notre temps cachent un profond désespoir. L’efficacité et le contrôle constituent de grandes aspirations de notre société. Néanmoins, la solitude, l’isolement, l’absence d’amitié et d’intimité, les relations brisées, l’ennui, les sentiments de vide et de dépression et une profonde impression d’absurdité remplissent le cœur de millions d’être humains dans un monde orienté exclusivement vers le succès.
Le sentiment d’être "laissé pour compte" est beaucoup plus répandu qu’on ne pourrait le soupçonner en voyant notre société apparemment très sûre d’elle. Les technologies médicales et la tragique augmentation des avortements pourraient bien réduire de manière radicale le nombre des handicapés mentaux. Mais il apparaît déjà que de plus en plus de personnes souffrent d’un profond handicap moral et spirituel et ne savent pas où chercher la guérison.
C’est pourquoi la nécessité d’un nouveau leadership chrétien devient évidente. Le dirigeant chrétien de l’avenir sera celui qui osera affirmer son décalage par rapport au monde contemporain comme signe de sa vocation divine. Il pourra ainsi être profondément solidaire de l’angoisse qui se cache derrière la façade du succès et y apporter la lumière de Jésus.
La question: "m’aimes-tu?".
Avant que Jésus ne confie à Pierre le ministère de berger, il lui demande: "Simon, fils de Jonas, m’aimes-tu plus que ceux-ci?". Il lui demande à nouveau: "M’aimes-tu?". Nous devons entendre cette question comme étant au cœur de toute forme de ministère chrétien car c’est la question qui nous permet d’être en même temps "déphasé" et véritablement confiant en soi.
Regardez Jésus. Le monde ne fait pas attention à lui. Il a été crucifié et mis de côté. Son message d’amour a été rejeté par un monde qui recherchait le pouvoir, l’efficacité et le contrôle. Lui, il est là; il apparaît avec ses blessures et son corps glorifié à quelques amis qui avaient des yeux pour voir, des oreilles pour entendre et des cœurs pour comprendre. Ce Jésus rejeté, inconnu, blessé demande simplement "M’aimes-tu, m’aimes-tu vraiment?". Celui dont la seule préoccupation avait été d’annoncer l’amour inconditionnel de Dieu n’avait qu’une question à poser: "M’aimes-tu?".
La question n’est pas: combien de personnes vous prennent-elles au sérieux, quelle quantité de choses avez-vous accomplies ou quels résultats pouvez-vous présenter? La vraie question est: es-tu "amoureux" de Jésus? On pourrait peut-être la formuler différemment: connais-tu Dieu incarné? Dans notre monde de solitude et de désespoir, il y a un besoin incommensurable d’hommes et de femmes qui connaissent le cœur de Dieu, un cœur qui pardonne et qui va à la rencontre des hommes pour les guérir. Dans ce cœur-là, il n’y a pas de suspicion, pas d’esprit de vengeance, pas de ressentiment et pas de traces de haine. C’est un cœur qui ne désire qu’une chose: donner de l’amour et en recevoir en retour. C’est un cœur qui saigne parce qu’il voit l’ampleur de la souffrance humaine et la grande résistance à lui faire confiance, alors qu’il veut offrir consolation et espérance.
Le dirigeant chrétien de l’avenir est celui qui connaît véritablement le cœur de Dieu devenu chair, "un cœur de chair" en Jésus. Connaître le cœur de Dieu signifie annoncer et révéler de manière systématique, radicale et très concrète que Dieu est amour et amour seulement et que chaque fois que la crainte, l’isolement et le désespoir commencent à envahir l’âme de l’homme, cela ne vient pas de Dieu. Ces affirmations peuvent paraître très simples, peut-être même banales. Pourtant très peu de gens savent qu’ils sont aimés sans condition ni limite. Cet amour inconditionnel et sans limite est ce que l’apôtre Jean appelle "l’amour premier de Dieu". Il nous invite à nous aimer les uns les autres parce que Dieu nous a aimés le premier (1 Jean 4:19). L’amour qui, souvent, nous laisse dans le doute, déçus, en colère et dans le ressentiment est "l’amour second", c’est-à-dire l’affection, la sympathie, l’encouragement et le soutien que nous recevons de nos parents, de nos enseignants, de notre conjoint et de nos amis. Nous savons à quel point cet amour est limité et fragile. Derrière les expressions de ce second amour se dissimule toujours le risque du rejet, du repli, du châtiment, de la violence et même de la haine.
Des pièces de théâtre et des films contemporains analysent les ambiguïtés et les ambivalences des relations humaines. Il n’existe pas d’amitié, de mariage, de communauté dans lesquels les tensions et le stress de ce second amour ne sont pas ressentis avec acuité. Souvent, il semble que, derrière le rire de la vie quotidienne, il y a de nombreuses plaies ouvertes qui portent des noms tels que: abandon, trahison, rejet, rupture et perte. Ces maux sont l’ombre du second amour et révèlent les ténèbres qui ne quittent jamais complètement le cœur humain. La bonne nouvelle, c’est que l’amour second n’est qu’un reflet brisé de l’amour premier et que cet amour premier nous est offert par un Dieu en qui il n’y a pas d’ombre.
Le cœur de Jésus est l’incarnation de l’amour premier de Dieu qui est sans ombre. De son cœur coulent des flots d’eau vive. Il crie d’une voix forte: "Que celui qui a soif vienne à moi! Que celui qui croit en moi vienne et boive" (Jean 8:37). "Venez à moi, vous tous qui êtes fatigués et chargés et je vous donnerai du repos. Prenez mon joug et apprenez de moi, car je suis doux et humble de cœur et vous trouverez du repos pour vos âmes" (Mat. 11:28-29). C’est de ce cœur que sortent les paroles: "M’aimes-tu?". Connaître le cœur de Jésus et l’aimer sont une seule et même chose. La connaissance du cœur de Jésus passe par notre cœur. Et, lorsque nous vivons dans le monde avec cette connaissance, nous ne pouvons nous empêcher d’apporter la guérison, la réconciliation, la vie nouvelle et l’espérance partout où nous allons. Le désir d’être efficace et de réussir va graduellement disparaître et notre seul désir sera de dire avec notre être tout entier à nos frères et sœurs de la race humaine: "vous êtes aimés". Il n’y a pas de raison d’avoir peur. C’est avec amour que Dieu t’a créé et tissé dans le sein de ta mère. (cf Ps. 139:13).
La discipline: la prière contemplative
Pour vivre une vie qui n’est pas dominée par le désir d’être efficace mais qui, au contraire, est solidement ancrée dans la connaissance de l’amour premier de Dieu, nous devons être des mystiques. Un mystique est une personne dont l’identité est profondément enracinée dans l’amour premier de Dieu.
S’il est un point dont le dirigeant chrétien aura besoin à l’avenir, c’est de demeurer dans la présence de celui qui ne cesse de nous demander: "m’aimes-tu?" C’est la discipline de la prière contemplative. Au travers de celle-ci, nous pouvons éviter de passer d’une chose urgente à une autre et nous garder de devenir étrangers à notre propre cœur et à celui de Dieu. La prière contemplative nous permet de demeurer "à la maison", enracinés et en sécurité, même lorsque nous sommes en voyage, souvent entourés de violence et de bruits de guerre. La prière contemplative développe en nous la connaissance que nous sommes véritablement libres, que nous avons déjà trouvé une demeure, que nous appartenons déjà à Dieu, même si tout ce qui nous entoure nous pousse à croire le contraire.
Il ne suffira pas aux pasteurs et aux prêtres de l’avenir d’être des gens de bonne moralité, bien formés, désireux de venir en aide à leurs frères et capables de répondre de manière créative aux questions brûlantes de leur temps. Tout cela a son importance, mais nous ne sommes pas là au cœur du leadership chrétien. La question centrale est: les futurs dirigeants seront-ils véritablement des hommes et des femmes de Dieu habités par un ardent désir de demeurer dans sa présence, d’écouter sa voix, de contempler sa beauté, de toucher sa parole incarnée et de goûter pleinement à son infinie bonté?
Le sens premier du mot "théologie" est l’union avec Dieu dans la prière, Aujourd’hui, la théologie est devenue une discipline académique parmi beaucoup d’autres et souvent les théologiens rencontrent beaucoup de difficultés à prier. Mais, pour l’avenir du leadership chrétien, il est de première importance de retrouver et de ressaisir l’aspect mystique de la théologie, de telle sorte que chaque parole prononcée, chaque conseil donné, chaque stratégie développée émane d’un cœur qui connaît Dieu intimement.
Les dirigeants chrétiens ne peuvent pas être simplement des personnes ayant des opinions bien fondées sur les questions brûlantes de notre temps. Leur leadership doit être enraciné de manière permanente et intime dans une relation avec la Parole incarnée, JÉSUS; c’est là qu’ils doivent trouver la source de leurs paroles, de leurs conseils et de leurs directives. Au travers de la discipline de la prière contemplative, les leaders chrétiens doivent apprendre à écouter et à réécouter la voix de l’amour pour y trouver la sagesse et le courage d’affronter toutes les situations qui se présentent à eux. Traiter des questions brûlantes sans être enracinés dans une relation personnelle profonde avec Dieu conduit fatalement à la division parce que notre moi est comme prisonnier de notre opinion sur un sujet donné. Mais lorsque nous sommes enracinés et en sécurité dans cette intimité personnelle avec la source de la vie, il devient alors possible de rester flexible sans être relativiste, d’être convaincu sans être rigide, prêt à affronter sans offenser, doux et capable de pardonner sans être mou, et de demeurer un vrai témoin sans être manipulateur.
Si les responsables chrétiens veulent à l’avenir porter un fruit authentique, ils devront passer d’une dimension morale à une dimension mystique.